L’histoire du monde et celle de la photographie sont jalonnées d’images devenues iconiques d’avoir éveillé les consciences. On songe évidemment à la fillette brûlée par le napalm, au Vietnam, photographiée par Nick Ut. A cette petite Soudanaise dont la silhouette décharnée et recroquevillée fait écho à celle du vautour qui attend derrière elle (Kevin Carter). Ou plus récemment au corps d’Aylan sur une plage turque, incarnant à lui seul le drame de tous les migrants (Nilufer Demir). Sans qu’il soit toujours facile d’expliquer pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre, une image sort du flux pour cristalliser le drame.
La une du New York Times montrant une enfant famélique au Yémen, a aussitôt rejoint le groupe de celles qui vous hantent pour longtemps. Et comme souvent ces dernières années, des voix se sont élevées pour dénoncer la publication d’une photographie aussi choquante. Jean-François Leroy, directeur du festival de photojournalisme Visa pour l’image, ne partage pas cet avis.
Comprenez-vous ce débat sur l’opportunité ou non de publier de telles images? Que vous inspire-t-il?
Jean-François Leroy: Cela m’emmerde. Et me dérange. Au nom de quoi cette photographie ne devrait-elle pas être diffusée? Il y a très peu d’images du Yémen. Tyler Hicks nous montre ce qui se passe dans le nord du pays et c’est un exploit journalistique tant il y a peu de monde pour nous raconter cette réalité. Au nom de quoi devrions-nous nous en priver?
Certains évoquent le voyeurisme ou une image trop choquante pour le grand public…
Elle me choque moins que toutes ces images de téléréalité que l’on montre partout. Cette image, c’est le vrai monde, la vraie réalité que les médias ne couvrent pas. On ne parle pas du Yémen parce qu’il y a des intérêts saoudiens en jeu. Pour le travail réalisé là-bas, Véronique de Viguerie a obtenu un Visa d’or lors de la dernière édition de Visa pour l’image. On a d’ailleurs exposé à Perpignan la photographie d’un bébé famélique dans une bassine, qui était tout aussi atroce que celle de Tyler Hicks. Je n’ai pas vu grand-chose sur le sujet depuis. Ce n’est pas l’image qui est choquante, c’est la situation. Un rédacteur en chef américain, dont je tairai le nom par charité, évoquait il y a quelques années «le test du corn-flakes»; l’image de une d’un journal ne doit pas empêcher le lecteur de finir son bol de céréales. C’est ça le critère? Ce qui me choque, moi, c’est qu’en 2018, presque en 2019, la communauté internationale laisse 2 millions de personnes mourir de faim à cause d’intérêts dégueulasses.
Les images très dures ne risquent-elles pas de détourner le regard des gens plutôt que de les sensibiliser? Ou pire, à terme, de les blaser?
J’espère bien que non! Si des gens refusent de regarder ce genre de réalité ou cessent de la trouver choquante, ce serait tomber très bas dans la noirceur humaine. On me dit parfois que ces photos d’enfants mal nourris, ce sont les mêmes depuis cinquante ans. Et alors? Les images de football aussi sont toujours les mêmes, ce sont des types qui courent en maillot sur un terrain et personne ne s’offusque de la répétition!
Les photographies iconiques des horreurs du monde concernent souvent des enfants, qu’il s’agisse de la fillette et du vautour, du napalm ou encore du petit Aylan. Une manière de concerner les foules et d’universaliser le problème?
Oui, parce que ce sont les enfants qui touchent le plus la corde sensible. Mais l’on vit quand même une drôle d’époque. Lorsque Don McCullin a photographié ce gamin famélique au Biafra en 1968, personne ne s’est demandé s’il fallait montrer ou non l’image. On l’a publiée, point! Quand on voit aujourd’hui que Facebook a censuré celle du Yémen non pas parce que la gamine crève de faim, mais parce qu’elle est nue, on marche sur la tête! J’ose espérer qu’il n’existe pas un mec susceptible de considérer la nudité de cette fillette…
Source: https://www.letemps.ch ; Caroline Stevan