« Nuit noire Centrafrique », c’était le titre, en forme de contrepied, de l’exposition de rue dédiée au photojournaliste William Daniels à l’occasion de la Nuit blanche. Un contrepied, parce que les gens qui vont déambuler dans Paris, ne se s’attendaient pas nécessairement à tomber nez à nez avec des scènes de Bangui. Un contrepied, aussi, parce que l’attention médiatique s’est désormais détournée des vicissitudes centrafricaines, attirée par d’autres actualités plus brûlantes.
Pourtant, sur la crise humanitaire de la Centrafrique, il y a encore tant à dire ! William Daniels le sait bien, qui vient d’effectuer un cinquième séjour au pays de Catherine Samba-Panza, chef d’un État déchiré par le conflit entre la Séléka et les anti-balaka. Grâce à Action contre la Faim, qui agit en République centrafricaine et organise cette « street gallery » parisienne, le gagnant du dernier Visa d’or Humanitaire dévoile son travail à travers une fresque murale de 100 mètres de long en bord de Seine, entre Saint-Michel et Notre-Dame. À cela s’ajoute une projection vidéo avec une composition musicale de Mr Nô, ainsi qu’un mini-site.
> Dans le cadre de cette « Nuit noire » à la Nuit blanche, « Le Nouvel Observateur » a interrogé William Daniels sur son expérience en Centrafrique.
Qu’est-ce qui vous pousse à aller en Centrafrique ?
Quand j’ai vu que ça bougeait en Centrafrique, je me suis dit : c’est incroyable, ce pays est à l’abandon. Depuis l’indépendance, il y a eu une multiplicité de coups d’État. Il y est facile d’y faire la révolution, d’embrigader les jeunes. Et puis, le 5 décembre 2013, les choses ont dégénéré avec l’attaque des anti-balaka. Aujourd’hui, la situation est en apparence plus calme, mais je viens d’y retourner pour essayer de comprendre pourquoi la situation est si catastrophique.
J’ai pu effectuer ce voyage grâce à la bourse Getty que j’ai obtenue en gagnant le Visa d’or Humanitaire au dernier festival Visa pour l’image. Cette bourse m’a permis de financer des déplacements dans des lieux quasiment inaccessibles au nord du pays.
En tout, j’ai fait cinq séjours d’environ deux semaines en République centrafricaine. La fresque murale de l’exposition Nuit noire couvre les quatre premiers, car il me semblait intéressant de montrer la série dans sa globalité. Faute de temps, les photos du cinquième séjour n’ont pas été imprimées, mais certaines seront présentes dans la projection vidéo.
C’est important, de travailler sur la durée ?
J’aime travailler sur des projets à long terme, à l’image de mes séries sur le Kirghizstan ou sur le paludisme. En France, on s’est intéressé à la Centrafrique quand ça a pété, et aussi parce que l’armée française a été engagée. Maintenant que la situation s’est quelque peu apaisée, qu’il y a moins de scènes d’horreur – mais peut-être sont-elles seulement moins visibles –, les médias ne sont plus là. Pourtant, c’est justement le moment de prendre le temps de raconter le contexte. C’est ce que faisait la jeune photojournaliste Camille Lepage, qui a perdu la vie là-bas. J’avais travaillé avec elle, c’était une amie.
Avez-vous été surpris par la violence des événements ?
Contrairement à certains de mes confrères, je n’ai pas assisté directement à des scènes de lynchages. Mais certaines visions peuvent hanter, dans le sens où elles frappent le cerveau. Je me souviens en particulier de ce jour où, dans un village anti-balaka, j’ai découvert trois têtes coupées. En ce qui me concerne, je pars du principe que sur le terrain, il faut tout photographier. C’est dans un second temps, lors de l’editing, que l’on décide de ce qu’on utilise ou pas. Le développement en postproduction peut alors s’avérer très difficile. Cependant, quand on va documenter une telle crise, ce n’est pas neutre, il faut savoir à quoi s’attendre.
À force de voir et de revoir des photos de ce type, on peut finir par se « désensibiliser ». Mais à Perpignan, où se déroule le festival Visa pour l’image, les spectateurs, les amis et la famille m’ont rappelé, par leurs réactions, la violence de certaines de mes images.
Comment cela se passe-t-il sur le terrain, pour les photojournalistes en Centrafrique ?
De plus en plus de gens expriment de la colère à l’encontre des photographes. Il y a, entre autres, ceux qui demandent de l’argent pour se laisser photographier. Mais pour moi, un voyage en Centrafrique n’est pas rentable, ce n’est pas pour l’argent que j’y vais. Alors, quand certains m’accusent de profiter de la situation pour m’enrichir, ça me touche. En avril dernier, j’ai même eu des moments violents. Les gens sont tellement à cran qu’ils peuvent céder à la tentation de voir un bouc émissaire à travers un photographe blanc et français.
Là-bas, il est important d’avoir une voiture et éventuellement un chauffeur. À une période, le photographe Pierre Terdjman était le seul à avoir un véhicule, et il transportait alors tout un petit groupe de journalistes. La voiture permet de se protéger des mouvements de foule, qui peuvent éclater d’un seul coup et se révéler très dangereux.
Jean-François Leroy, le directeur de Visa pour l’image, a dit qu’une photo « ne valait pas une vie ». Est-ce que les jeunes photographes prennent trop de risques ?
Je suis d’accord avec la phrase de Jean-François Leroy : une photo ne vaut pas une vie. Après, expliquer les drames qui frappent la profession par la supposée inexpérience des photographes, c’est un cliché. Ce n’est pas l’expérience qui manquait à Chris Hondros et Tim Hetherington quand ils ont été tués à Misrata, en Libye, il y a trois ans.
Il semble que les photographes soient, parmi tous les journalistes, ceux qui s’approchent toujours au plus près de l’action.
C’est la définition même du photographe. Pour photographier, il faut être sur place. Un journaliste rédacteur peut se contenter de témoignages de personnes ayant assisté à l’événement, voire écrire depuis sa chambre d’hôtel. Quant aux caméramans, ils peuvent zoomer de loin, c’est un procédé admis en télévision. Mais les photographes, s’ils veulent faire une bonne image, ne peuvent pas la prendre au téléobjectif.
Comment jugez-vous la situation du photojournalisme ?
Elle est inquiétante : le producteur historique, à savoir la presse, n’a plus d’argent. Cependant, les choses évoluent. Aux États-Unis, les grandes chaînes TV et radio développent leur sites web et débloquent des budgets photo. Al-Jazeera America, par exemple, m’a passé commande à un tarif digne du « Time ». NBC se développe aussi dans ce sens. Ils ont des sous. Si Radio France pouvait s’en inspirer, ce serait bien ! Mais il y a aussi d’autres moyens de travailler. De mon côté, j’ai pu obtenir des bourses ou travailler pour des ONG. Bref, il n’y a pas que la presse.
Propos recueillis par Cyril Bonnet – Le Nouvel Observateur