« It’s What I Do » de Lynsey Addario

Lynsey Addario, reporter de guerre, a sillonné le monde. Elle raconte l’adrénaline du terrain et comment ne pas tomber dans le piège de l’addiction.

«Ce jour-là, écrit-elle, je me suis demandé : pourquoi fais-tu ce boulot ? Pourquoi risques-tu ta vie ? » Elle évoque son deuxième enlèvement, quelque part en Libye, en mars 2011. Le chauffeur et traducteur, Mohammed, un jeune étudiant, est tué ; Lynsey et ses trois collègues masculins, roués de coups par les forces de Kadhafi. La photographe est agressée sexuellement. « Mais pas violée », précise-t-elle. « Jusqu’à ce que tu sois blessée ou kidnappée, tu te crois invincible. Et cela faisait plusieurs années que rien ne m’était arrivé. » Leur calvaire durera deux jours. Après leur libération, la mort à Misrata, quelques semaines plus tard, de Tim Hetherington et Chris Hondros, « des amis », marque un coup d’arrêt. Lynsey veut comprendre ce qui la pousse, prendre le temps de la réflexion, de « se poser », comme on dit dans le jargon des baroudeurs accros au terrain. « Lorsqu’ils ont été tués, dit-elle, j’ai eu besoin de prendre du recul… Ecrire a été comme une thérapie, une façon d’évacuer ce que j’avais vu. »

Jamais elle n’aurait pensé faire autre chose qu’un « bouquin de photos » ; mais, explique-t-elle, « j’ai eu besoin de m’exprimer autrement ». L’ouvrage, intitulé « It’s What I Do » (« C’est ce que je fais »), aurait aussi pu s’appeler « It’s What I Am » (« C’est ce que je suis »). Parce que chez Lynsey, comme chez tous ceux de sa trempe, les deux se confondent. La jeune femme n’est pas une tête brûlée, addict à l’adrénaline et au danger, autant de clichés qu’elle démonte. Lynsey ne se définit pas comme une « photographe de guerre » mais comme « une photojournaliste qui travaille principalement dans les zones de conflit ». Pour elle, la guerre n’est qu’un contexte, pas une fin en soi. Témoigner de ses conséquences est une question « de responsabilité, un appel ». « Cela nous rend heureux parce que ça nous donne une raison d’être. »

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Sierra Leone. Dans un hôpital de Magburaka, le 20 mai 2010, Mamma Sesay, 18 ans, fait une hémorragie. Cette jeune femme, mariée de force à 14 ans, vient de mettre au monde un second jumeau. Le premier est né la veille, dans son village, à une journée de voyage en canoë puis en ambulance. Mamma mourra quelques heures plus tard. © L. Addario/Reportage by Getty Images

Née en 1973, l’Américaine a été à bonne école question ouverture d’esprit et empathie : la maison des Addario à Westport, dans le Connecticut, est peuplée de travestis et de gens « ressemblant aux Village People », écrit-elle, « un refuge pour tous ceux qui n’étaient pas acceptés ailleurs ». Ses parents, Camille et Philip, qui tiennent un salon de coiffure, élèvent leurs quatre filles dans une atmosphère chaleureuse et bohème. Lynsey est la petite dernière. De ses origines italiennes, elle a gardé la peau mate. La fillette a 9 ans quand, en 1982, ses parents se séparent. Philip part vivre avec Bruce, un ami de longue date. Seule avec ses filles, Camille peine à joindre les deux bouts. Malgré ces bouleversements, elle préserve l’harmonie familiale, apprend à ses enfants le sens du pardon, l’importance de la résilience. « Mes parents m’ont donné de la force et une somme d’amour incroyable, dit-elle. Malgré le divorce et le fait que mon père soit gay, ils ont toujours été stables, m’ont soutenue, ont respecté et poussé ma curiosité. »

Une curiosité piquée au vif lorsque Philip lui offre un appareil photo Nikon FG. Lynsey a 13 ans et le mécanisme du boîtier la fascine. Elle ne le lâchera plus. Après des études de relations internationales à l’université de Wisconsin-Madison, la jeune femme part étudier un an les sciences politiques à Bologne. Les rues de la vieille Europe l’inspirent. De retour à New York, elle exerce un petit boulot de serveuse, économise 4 000 dollars et se paie un billet pour l’Argentine. Prendre des photos est alors, pour elle, un moyen de « voyager avec un but ». Elle n’a aucune expérience dans la presse, mais son assurance lui permet de décrocher quelques piges. « J’avais tant de détermination, j’étais convaincue qu’ils ne pouvaient que m’offrir un boulot. » Ne lui restait plus qu’à trouver son maître, celui dont le travail allait la transcender. Ce sera Salgado. Lorsqu’elle découvre les photos du Brésilien lors d’une exposition, Lynsey réalise qu’elle veut « rendre justice à l’humanité ». Après ce voyage initiatique, le photographe Bebeto Matthews devient son mentor. Il lui apprend à attendre le bon moment pour « shooter » l’« épiphanie », « cet instant où tu atteins la bonne combinaison entre le sujet, la lumière et la composition, cette inexplicable magie qui fait que l’image te va droit au cœur ».

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Irak. Dans un immeuble bagdadi transformé en morgue, des femmes tentent d’identifier des proches, le 29 mai 2003.© L. Addario/Reportage by Getty Images

Lynsey répond à l’appel de sa vocation et se laisse emporter par le tourbillon des voyages, au gré de ses envies d’abord, de l’actualité ensuite. Elle expérimente son premier sujet au long cours avec les prostituées transgenres à New York, passe par Cuba, puis s’installe en Inde d’où elle part pour l’Afghanistan. Elle est, en l’an 2000, l’une des rares à témoigner de la condition des femmes sous le régime taliban. La région, alors, n’enthousiasme pas les rédacteurs en chef ; les photos ne se vendent pas. Elle vit ensuite au Mexique, découvre le Darfour, puis le Congo, avant de se baser à Istanbul. Entre-temps, les avions d’Al-Qaïda ont percuté les tours du World Trade Center, et Lynsey multiplie les allers-retours en Irak. En 2004, elle passe tant de temps à Bagdad qu’elle y pense comme à son domicile, avoue-t-elle. Le reporter, toujours en décalage, vit dans un espace-temps qui n’appartient qu’à lui. « Un mois en Irak, c’est l’équivalent de six mois dans la vie normale. » Là-bas, sa nationalité lui pèse : « C’était une tragédie de voir le pays se désagréger, les Américains intervenir et justifier leur action par des mensonges, raconte-t-elle. Jusque-là, j’avais toujours été assez fière d’être américaine, et là, d’un seul coup, cela m’embarrassait. »

SC_ADDARIOPORTFOLIO13    Afghanistan. Des soldats de la 173e brigade aéroportée évacuent deux camarades blessés lors d’une embuscade tendue par les talibans, dans la vallée de Korengal, le 23 octobre 2007.© L. Addario/Reportage by Getty Images

Cette année-là, à Falloujah, Lynsey est victime de son premier enlèvement. « Pour la première fois, j’ai pensé que j’allais mourir. » Cette prise de conscience, frontale, la pousse à rédiger son testament. Quelques années plus tard, en mai 2009, au Pakistan, elle est victime d’un grave accident de voiture. Son chauffeur, Raza, est tué. Blessée à l’épaule, Lynsey s’en sort grâce à la pose d’une plaque en titane. Lorsqu’un confrère, lors d’une interview, évoque sa détention en Libye et lui demande si elle s’est sentie « courageuse », la réponse fuse : « Non ! Je me sentais comme la pire des lâches. J’essayais juste de rester en vie. » Si Lynsey a bien un courage, c’est celui de se remettre en cause. Lucide, sans concessions, elle admet que, ce jour-là, « de nombreux signes indiquaient que nous aurions dû partir, mais nous sommes restés trop longtemps […] et Mohammed l’a payé de sa vie ». La jeune femme le reconnaît, elle et ses collègues ont parfois un côté jusqu’au-boutiste. « Nous voulons toujours plus que ce que nous avons, écrit-elle. Le consensus dans la voiture était de continuer à travailler. »

Lynsey voyage alors avec Tyler Hicks, Anthony Shadid et Stephen Farrell, tous habitués des zones de guerre. Ecouter son instinct tout en l’harmonisant avec celui de ses compagnons de route et l’imposer n’est pas chose aisée. Terrifiée, Lynsey ressent alors son besoin de sécurité comme une faiblesse. Quand la décision est prise de rester quelques minutes encore malgré l’avancée des forces de Kadhafi, elle se tait. « Je ne voulais pas être la journaliste lâche ou terrifiée qui empêche les autres de faire leur boulot. » Elle explique que, avec le temps, les traumas et les risques « ne font pas moins peur mais on s’y habitue ». Ils font partie du job. « Cette acceptation, dit-elle, est un mécanisme de défense, pour éviter de se poser trop de questions. » Se protéger mais aussi épargner ceux qu’on aime, auxquels la photographe ne confie que le minimum : où elle se trouve, où elle se rend et quand elle rentre. Plus elle s’en éloigne, plus elle réalise combien sa famille lui est essentielle. Après sa libération, lorsqu’elle parle à son père depuis la Libye, il la rassure. « Nous t’aimons, lui dit-il, ce n’est pas de ta faute. Tu ne faisais que ton travail. »

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Libye. Lance-roquettes à la main, les rebelles se retirent du port pétrolier de Ras Lanouf, le 11 mars 2011, alors que les troupes de Kadhafi viennent de le reprendre. Cinq jours plus tard, la photographe et trois autres journalistes sont kidnappés par des loyalistes. Ils seront relâchés au bout de deux jours.© L. Addario/Reportage by Getty Images 

Si elle évoque volontiers ses expériences, la journaliste se bat pour ne pas les laisser ronger sa vie privée. Histoire de contrer un énième cliché, celui du reporter qui, hanté par la noirceur du monde, « plonge dans les drogues, le sexe ou toujours plus de guerre pour fuir l’ordinaire, ou celui qui, brisé, quitte le métier ». Lynsey refuse de devenir cette personne. Lynsey l’admet : sa vie, sur le plan personnel, s’apparente à un combat. Jusqu’à sa rencontre avec Paul de Bendern, à Istanbul. Journaliste pour l’agence britannique Reuters, il a vécu en Algérie, et il est, comme elle, un bourreau de travail. Le mieux placé pour comprendre ses départs inopinés, cette envie d’en être, cette force irrépressible qui la pousse à y aller. Ils se marient le 4 juillet 2009, dans le sud-ouest de la France. Lynsey s’autorise enfin à écouter « cette voix intérieure qui nous dit de faire un break avec la vie des autres et de nous occuper de construire notre propre vie ». Lukas naît deux ans plus tard. « Comment quelque chose d’aussi banal pouvait être si gratifiant ? » se demande-t-elle. Elle comprend alors le regard triste des femmes afghanes quand elle leur disait : « Je n’ai pas d’enfants. » Cela ne l’empêche pas, enceinte de six mois, de partir à Mogadiscio, en Somalie, « l’un des seuls pays dans le monde où j’avais vraiment peur d’aller », écrit-elle. Elle n’y reste que quelques jours, pour photographier les réfugiés victimes de malnutrition, et soumet ce déplacement à la bénédiction de Paul. « Cette fois, j’ai eu besoin de sa permission pour risquer ma vie, parce que je pouvais risquer aussi celle de notre bébé. »

Trois mois après son accouchement, elle est de nouveau sur le terrain. Lynsey tient à son « identité », sa « liberté », mais elle limite ses commandes et la durée de ses déplacements. Les 500 000 dollars qui lui ont été attribués par la fondation MacArthur lui permettent d’être plus sélective. La jeune maman le sait : elle n’est mieux nulle part que derrière un appareil photo, « sur la ligne de front de l’Histoire, dit-elle. Quand je travaille, je suis en vie et je suis moi. C’est ce que je fais. Je suis sûre qu’il y a d’autres versions du bonheur, mais la mienne est celle-ci ».

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Source : FLORE OLIVE, ELLE

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