Chaque année, le World Press Photo est source de polémiques. Ce prix de photojournalisme le plus prestigieux au monde, l’équivalent des Oscars dans le domaine, provoque bien plus de remous dans son secteur que n’importe laquelle des statuettes hollywoodiennes ou des César dans le leur.
Prenez la dernière édition: en février 2017, le président du jury est allé jusqu’à publier une tribune critiquant le choix de la «photo de l’année» par son propre jury. Deux semaines plus tard, un article publié sur Medium accusait un lauréat d’avoir mis en scène ses photos, menti et copié d’autres photographes.
Fondé en 1955, ce prix est le plus attendu et le plus relayé par les photographes et le grand public. «Le World Press Photo a une stratégie de communication très efficace et il en paie le prix, explique André Gunthert, maître de conférences en histoire visuelle. Des discussions sont engagées par un public de plus en plus large à travers les réseaux sociaux. C’est le signe d’une réussite de la médiatisation du prix qui a réussi à s’imposer comme une institution de référence.» Ce prix cristallise désormais l’attention de tous les médias: L’obs, Le Monde, Libération, Le Parisien, Ouest France, Courrier international… La chance qu’une polémique naisse est donc d’autant plus grande.
«Forcément, le résultat de n’importe quel jury est polémique, lance quant à lui Jean-François Leroy, directeur et fondateur du festival Visa pour l’image à Perpignan. Si vous prenez dans un jury quelqu’un de Paris Match et quelqu’un d’autre du New York Times vous n’aurez pas les mêmes choix. Est-ce que le choix de l’un est supérieur au choix de l’autre? Non, je ne crois pas. Les goûts, les sensibilités et les centres d’intérêts divergent.»
Lars Boering, président du World Press Photo depuis deux ans, apporte une explication supplémentaire. «Nous sommes critiqués parce que nous prenons position», affirme-t-il.
Il y a deux ans, le World Press Photo avait donné le prix de la «photo de l’année» à Mads Nissen pour une image montrant un couple homosexuel en Russie. En choisissant cette photo, le World Press Photo avait rompu avec ses traditions: celles de primer des clichés soudains, saisissants et graphiques, issus d’une des grosses actualités des douze derniers mois. Bref, des images finalement assez classiques du photojournalisme à la Capa. L’institution avait donc pris position en faveur d’un journalisme qui joue sur l’expressivité pour distancer la violence, la catastrophe et le sang. Un journalisme plus lent qui essaie de montrer une ambiance et une question de société traité sur le long court.
«Quand un jury tente de proposer autre chose, pense le photographe Corentin Fohlen, les traditions sont un peu bousculées». Jean-François Leroy avait d’ailleurs refusé d’exposer le prix lors de son festival pour montrer son désaccord avec le choix du World Press Photo. «A partir du moment où on est dans un moment d’intimité, dans une chambre avec un partenaire, la présence du photographe aura forcément une influence et on ne réagit pas de la même manière que quand on est sans lui, explique-t-il. Pour moi la limite du photojournalisme, c’est de mettre en scène.»
Deux des incontournables du métier, le World Press Photo et Visa pour l’image, ont en effet des visions divergentes de ce que doit être le photojournalisme. «On se respecte pour ce que l’on croit Jean-François Leroy et moi, mais lui est un peu plus conservateur que moi dans sa vision du photojournalisme, précise Lars Boering. Il pense par exemple que les portraits sont une manière paresseuse de faire du journalisme et il est plus porté sur le hard news et les conflits. Je pense que sa vision du photojournalisme est une partie du photojournalisme comme un tout.» Jean-François Leroy confirme: «L’empilement d’histoires individuelles -les portraits- ne me raconte jamais d’histoire collective».
Cette année, le jury est revenu à un choix «classique» (événementiel, spectaculaire et violent). L’image lauréate du la «photo de l’année», réalisée par le photographe turc Burhan Ozbilic, montre l’assassinat de l’ambassadeur russe en Turquie en décembre 2016.
Or, comme chaque année, ce choix a été polémique. Le président du jury Stuart Franklins’est même fendu d’une tribune dans le Guardian pour critiquer le choix de son jury. «J’avais besoin de m’éloigner d’une décision à laquelle j’étais vivement opposé, se justifie-t-il, principalement pour des raisons éthiques [il y voit notamment la publicité du terrorisme, ndlr]».
Pour André Gunthert, il est tout à fait normal que cette image ait suscité autant de discussions et de débats sur sa signification. Non pas parce que c’est une mauvaise photo, explique-t-il, (au contraire, le chercheur considère qu’elle a beaucoup de qualité plastique en plus d’être surprenante), «mais parce qu’elle entretient une sorte de confusion dans une discussion qui a eu lieu dans les médias sur la représentation du terrorisme. L’autre paradoxe c’est qu’il s’agit d’un événement dont la portée politique et médiatique paraît assez mince. C’est un acte isolé et inhabituel, qui n’a pas été revendiqué par les grands groupes terroristes. Le choisir au sein d’une sélection du World Press Photo lui donne une fonction allégorique de représenter l’ensemble du terrorisme aujourd’hui.»
Le World Press Photo est aussi au coeur d’une autre tourmente depuis quelques jours. Le photographe iranien Hossein Fatemi, lauréat du deuxième prix de la catégorie projets à long terme dont le travail a été publié sur Slate en 2014, est accusé de fausses informations et de plagiat (accusations réitérées par un autre photographe le 6 mars mais invalidées par le World Press Photo). Et ce n’est pas la première fois. En 2015, le World Press Photo avait retiré à Giovanni Troilo son prix obtenu dans la catégorie «Problématiques contemporaines» car son travail constituait «une déformation de la réalité qui porte préjudice à la ville de Charleroi et à ses habitants, ainsi qu’à la profession de photojournaliste».
«Tout le monde scrute ce prix, tout est tellement contrôlé qu’il est donc difficile de truquer des photos sans que cela se sache, affirme Corentin Fohlen. Cela prouve qu’il y a une demande d’exigence, ce qui n’est pas négatif». «Le débat est une bonne chose, ajoute à son tour le directeur du World Press Photo, même s’il n’est pas toujours courtois ou intelligemment mené. Alors il nous faut accepter d’être parfois au centre de l’orage, vulnérables.»
«Ce qui est intéressant c’est d’être capable d’en parler, poursuit quant à lui le photographe Pierre Morel, d’essayer de débattre de ce qu’est la photo documentaire, de ses moyens de diffusion et de ce qui doit être permis ou non en retouches. Or tout ce travail de médiation est plutôt bien fait par le World Press Photo. Ils aspirent clairement à devenir un think tank. Je pense que c’est sain et que la profession en a besoin.»
Le World Press Photo a toujours été essentiel dans l’histoire du photojournalisme et dans sa légitimation. En fonctionnant par un système de palmarès, de sélections, ce prix a contribué à donner une valeur à ce travail au-delà de l’événement. «Nous sommes la seule organisation qui fait des recherches, qui produit des rapports, qui définit les limites des manipulations d’images, explique Lars Boering. Nous sommes au centre des débats pour définir les changements et aider le photojournalisme à évoluer peu importe ce vers quoi il évolue».
Mais aujourd’hui, des voix divergentes se font entendre. Stuart Franklin dénonce par exemple le fait qu’il faut forcément parler anglais pour pouvoir postuler à ce prix. «Je pense que l’on a besoin d’une approche plus large et inclusive pour honorer le grand travail de la photographie». André Gunthert voit, lui, une institution au coeur d’une crise profonde.
Pour ce même chercheur, le «nouveau journalisme visuel» est en manque de représentation et de valorisation. Or, une partie des acteurs dans le monde du photojournalisme n’est absolument pas d’accord. «Je ne comprends pas cette tendance qui dit qu’il « faut réinventer le photojournalisme », s’emporte Jean-François Leroy. Ca veut dire quoi? C’est quoi le “visual story telling”? Pour moi le photojournalisme c’est témoigner d’une situation qui se passe, d’un événement souvent tragique, de gens qui souffrent, qui ont faim et qui meurent. Cette histoire de réinventer le photojournalisme est une imbécillité.»
Le photojournalisme à la côte auprès du grand public comme jamais. Les expositions se multiplient, ainsi que les bourses et les prix. D’un autre côté, les visions et les regards se sont diversifiés à mesure que la profession – et la technologie- se développait. Il semble donc désormais quasi impossible de primer une seule image pour représenter l’actualité de toute une année. «Je pense que c’est une erreur d’essayer de définir une seule image comme la “photo de l’année”, pense Stuart Franklin, c’est une idée démodée surtout aujourd’hui où il y a tant de diversité dans le monde. A la fin, c’est comme comparer des pommes et des oranges. Je me demande même si il ne serait pas préférable de ne pas chercher une seule image comme la photo de l’année. Cela pourrait encourager les gens à creuser plus profondément dans d’excellentes matières qui sont souvent oubliées.»