Journaliste en Syrie : « c’est la roulette russe »

Deux journalistes sont morts, mercredi 22 février, en Syrie, lors du pilonnage du quartier de Baba Amr, dans la ville rebelle de Homs. Parmi eux, un Français, Rémi Ochlik, a trouvé la mort dans le centre de presse, visé par des tirs de roquettes depuis le début de la matinée. Il est le septième journaliste à avoir trouvé la mort en Syrie depuis le début du conflit.

Patrick Chauvel, photojournaliste et correspondant de guerre depuis quarante ans, a couvert les événements des révolutions arabes. Il était présent en Libye, en mars 2011, en même temps que Rémi Ochlik. Il évoque les risques du photojournalisme et la gradation de la violence des conflits arabes depuis janvier 2011.

Pourquoi tant de jeunes photographes sont-ils présents depuis le début pour couvrir les événements des révolutions arabes ?
Tout a commencé avec la Tunisie, le voyage ne coûtait pas trop cher, et donc de nombreux jeunes ont pu partir avec leurs propres économies. Pas besoin de carte de presse, ni d’être connu, n’importe quel jeune photojournaliste pouvait décider de se lancer dans l’aventure. En Libye, à la différence de l’Afghanistan ou de l’Irak, pas besoin demontrer patte blanche, car les rebelles libyens étaient totalement désorganisés. C’était une véritable occasion pour ces jeunes professionnels de se révéler, comme lors du conflit en Yougoslavie, où de nouveaux talents se sont distingués.

On devait être une cinquantaine en Libye. Ça m’a plu de voir arriver tous ces jeunes. Ils étaient gonflés, merveilleux d’aventure et d’envie. C’était formidable de les voir travailler et se poser des questions sur le métier. Ils s’interrogeaient sur la justesse de la cause, si la France faisait bien d’intervenir militairement. Beaucoup de questions sur l’avenir économique du métier, avec le développement d’Internet, et surtout pour les journalistes indépendants. Des gens biens.

Mais ils étaient aussi nombreux à venir sans préparation, avec l’inconscience due à leur âge, sans notion des premiers secours en cas de blessure, ni des bons réflexes de survie. Quand des tirs partent dans tous les sens, rien ne sert de se cacher derrière une voiture, c’est du papier. La seule solution : courir.

En quoi la Syrie est-elle différente des autres conflits arabes ?
Jusque-là c’était la guerre, mais avec des conflits pas très violents. La Syrie, en revanche, c’est un vrai conflit. En Tunisie, un seul photographe a été tué, Lucas Mebrouk Dolega, un jeune Français de 32 ans. En Egypte, là, c’était très dangereux. Si on se retrouvait seul face à des policiers, on se faisait embarquerdans une ruelle à l’écart et tabasser. Il y a eu des histoires horribles, comme ces deux journalistes [Caroline Sinz et Mona Eltahawy] qui ont été violées au milieu de la foule. Mais il n’a jamais été question d’exécution sommaire.

En Libye, c’était une guerre avec des moments dangereux. Là-bas, il y avait des tirs de mortier, à la trajectoire complètement aléatoire. Cinq journalistes y ont trouvé la mort. La Syrie, c’est encore un niveau au-dessus. Les autorités syriennes ne veulent pas que des images sortent du pays, alors ils n’hésitent pas à arrêter les journalistes, à les torturer, voire à les exécuter.

Dans quelles conditions travaillent les journalistes, notamment en Syrie ?
Pour entrer en Syrie, ce n’est pas simple. Il faut passer la frontière sous les barbelés, avec les snipers qui patrouillent, puis crapahuter pendant des kilomètres sur une moto ou à cheval, comme ce journaliste du New Yorker mort après une crise d’asthme, il n’y a pas longtemps. Puis après il fait froid, il n’y a rien, pas même d’électricité, ce qui complique énormément le transfert de photos. Il faut les faire passer à la frontière, comme on peut, comme quand on avait encore des pellicules. Là, en plus, l’armée syrienne ne veut pas que la presse vienne. En janvier, quand Gilles [Jacquier] a été tué, ça a refroidi tout le monde.

Et puis il y a la question de l’argent. Je me souviens que quand je suis parti en Libye, j’ai réussi à réunir 1 800 euros auprès de deux journaux différents. Mes dix-huit heures de taxi pour arriver sur la zone de combat m’ont coûté 1 700 euros, donc une fois sur place, je n’avais plus que 100 euros pour vivre. Heureusement, il y a une forte entraide entre journalistes, une fois sur place. Si quelqu’un a de quoi se payer une voiture avec un chauffeur, il emmène les autres avec lui.

Mais on travaille seul. Sur le front, on essaye d’être seul pour ne pas faire les mêmes images que les autres. On est là pour bosser, ce n’est qu’une fois à l’hôtel qu’on plaisante et qu’on discute. Je me souviens : une fois, un jeune journaliste est venu me voir et m’a demandé « comment faire pour rester en sécurité ? » Je lui ai répondu : « rester à Paris ».

Et malgré tout, il y a toujours l’envie de repartir ?
Oui, ce n’est pas un métier, c’est une manière de vivre. Aujourd’hui, quand je vois ce que subissent les Syriens, je n’ai qu’une envie, c’est y aller, pour raconter leur histoire. On dirait des noyés qui nous appellent au secours. Ne pas y aller, c’est presque faire preuve de non assistance à personne en danger.

La mort de ces journalistes [Rémi Ochlik et Marie Colvin] est très triste. Rémi était un jeune homme plein d’avenir, sincère. Mais ils sont morts en faisant leur métier, personne n’a fait d’erreur. Quand on est dans un conflit armé avec des passifs, des civils, c’est la roulette russe. L’essentiel, c’est de continuer à envoyer des journalistes en Syrie et de raconter des histoires.

Source : lemonde.fr

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