Hommage de Régis Le Sommier à Chris Hondros

« J’ai appris la nouvelle à mon arrivée à New York. Ta photo était partout sur les écrans de CNN dans l’aéroport. Tu étais, disait-on, entre la vie et la mort, touché à la tête par un éclat d’obus à Misrata, en Libye. Immédiatement, je t’ai imaginé, allongé à l’arrière d’un pick-up en route vers l’hôpital. Je te voyais, les jambes inertes, ballotté sur une route chaotique avec ces bottes que tu portais en reportage. Ces bottines noires, auxquelles souvent collait la poussière d’Irak ou d’Afghanistan, je les ai toujours trouvées tellement inconfortables. Comment pouvais-tu marcher avec des chaussures pareilles? On aurait dit qu’elles te tordaient les pieds. Dieu sait si j’ai eu le temps de les observer.

Il y a six mois, je les avais devant moi tous les jours. En arpentant les champs de mines de Kandahar en compagnie des soldats de la 101e Division aéroportée, je tâchais de mettre mes pieds à l’endroit où tu avais posé les tiens. Précaution dérisoire quand on sait qu’il ne faut parfois que quelques centimètres pour perdre ses jambes et qu’une mine peut sauter alors que les éclaireurs ont déjà marché dessus. C’est hélas ce qui est arrivé à ton camarade, photographe du «New York Times», Joao Silva. Par moments, j’étais devant toi, et c’est toi qui posais tes pieds dans mes traces. Pas une seule fois je n’ai imaginé que tu puisses (ou que je puisse) sauter. Mais à chaque retour de patrouille, nous poussions un soupir de soulagement en nous regardant. Une de plus. Et à la fin du séjour, nous prenions bien soin de ne jamais dire que demain, ça serait la dernière, ou bien sinon… Au cours des cinq voyages que nous avons faits tous les deux en Irak et en Afghanistan, j’ai imaginé bien des scénarios tragiques, sauf celui d’avoir un jour à écrire ces lignes.

Je t’ai rencontré, la première fois, pendant la campagne présidentielle de John Kerry en 2004. J’ai d’abord vu ton nom écrit sur la porte d’une chambre d’hôtel de Cleveland dans l’Ohio. J’avais en tête la photo du guerrier en dreadlocks tirant une roquette au Liberia, ta première «plaque» comme on dit dans le jargon. Il me fallait un photographe pour suivre Kerry. On a conclu un accord. Tout de suite notre amitié fut faite de longues conversations sur le monde, l’Amérique, la France, etc., que nous arrêtions puis reprenions à chaque reportage. Tu me disais souvent: «Régis, il faut que tu viennes en Irak.» Correspondant de Paris Match aux Etats-Unis, j’écrivais à l’époque de plus en plus d’histoires de soldats revenus au pays défigurés. «Il te manque un morceau du puzzle», répétais-tu. En mars 2006, après avoir convaincu ma rédaction, nous nous sommes retrouvés dans un hôpital de campagne américain, au nord de Bagdad. Depuis, je t’ai suivi partout.

Tu m’as appris la patience au long de ces interminables attentes — hélicoptère retardé, convoi inexistant, gradé peu coopérant – qui nous menaient d’un camp retranché à un autre. Tu m’as appris l’humilité car, dans la guerre, il ne sert à rien de forcer les choses, elles viennent très vite à vous. Tu m’as même appris à dormir, à profiter de la moindre parcelle de temps libre pour fermer les yeux et regonfler les batteries. Il n’y a que sur le terrain de la musique que je refusais de m’aventurer avec toi. Tu étais fou de classique. Un jour où nous roulions au beau milieu d’un ouragan au Texas, tu me fis écouter les variations Goldberg de Bach. «Tu entends? Le piano de Glenn Gould, c’est comme des gouttes d’eau qui tombent.» La pluie au-dehors tombait si fort que j’entendais à peine la musique. J’acquiesçais. Va pour le piano qui imite les gouttes d’eau. J’aimais ton enthousiasme, ton détachement aussi, cette façon que tu avais de prendre la vie parfois très sérieusement.

Tu détestais la techno que je me mettais dans les oreilles, le soir, en Irak, pour oublier la trouille que j’avais à l’idée de ce qui nous attendait le lendemain. Mais ce n’était pas cela la bande-son de nos aventures. Ni le classique, ni la techno. Parfois, c’était la prière du muezzin, comme le soir de cette longue patrouille dans la province du Helmand en Afghanistan. Cette fois, c’est moi qui avais pris ton appareil et appuyé sur le déclencheur. On te voit juché sur le toit d’un véhicule blindé, dans la tombée du jour. C’était le samedi 13 mars, l’année dernière. Tu avais 40 ans. Parfois, c’était un air de country. Tu as passé tellement de temps avec les soldats américains… Tu partais jusqu’à deux mois d’affilée avec eux, si longtemps qu’un jour, au beau milieu d’un quartier paumé de Bagdad, tu reçus un coup de fil de la fourrière de New York. Ta vieille Toyota, garée comme toujours sur la 35ième rue, allait être embarquée. Tu passas la matinée, je me rappelle, à appeler pour trouver, depuis l’Irak, quelqu’un qui aille la déplacer.

Il y eut le jazz, aussi, des notes timides entendues à la Nouvelle-Orléans après l’ouragan Katrina, lorsque nous parcourions à la rame, parmi des chiens affamés et des cadavres flottants, les rues de la cité engloutie. Tu venais de me rejoindre, prenant la place du photographe Alvaro Canovas qui avait dû rentrer à Paris. Dire que c’est avec Alvaro que tu as passé à Misrata le dernier jour de ta vie ! Chris, tu n’avais pas d’enfants. Pour y remédier, tu allais te marier en août prochain avec ta fiancée, Christina. Tu adorais les miens. Tu en as photographié aussi beaucoup. Ton plus célèbre cliché restera cette petite fille, maculée du sang de ses parents tués par erreur par les soldats américains, alors que leur voiture franchissait un check-point.

Quelques jours après cette tragédie, tu reçus un appel de Paul Wolfovitz. Le cliché avait beau dénoncer les errances militaires de Bush, le numéro deux du Pentagone, admiratif, t’invita à déjeuner pour te demander comment on faisait pour devenir photographe de guerre. Il faut croire que, comme beaucoup, tu l’avais interpellé. Aujourd’hui, je me demande avec qui je vais bien pouvoir continuer ces conversations du bout du monde. Et si jamais je retourne en Afghanistan, j’ignore qui guidera mes pas. »

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